Philosir, marchand phénicien

Carthage brillait de sa splendeur en ce matin d'avril. Le soleil éclairait l'entrée du Grand Temple de Baal, qui, de ses reflets orangés, embellissait toute la cité.
Le marché de Carthage bourdonnait d'activité. Situé à proximité du port, c'était le lieu par excellence pour acheter le nécessaire de vie. Autour se distinguaient les habitations des gens du commun, toutes de pierre, matériau bien plus abondant que le bois dans les environs de Carthage.
La plus majestueuse d'entre elles trônait près de l'entrée de la Place du Marché. De cinq fois la taille d'une maison moyenne, elle était la résidence du marchand le plus prospère de la ville, un Phénicien du nom de Philosir.
Philosir était, chose rare pour un marchand, très apprécié de la noblesse. En effet, il avait toujours calqué ses transactions sur les intérêts politiques de Carthage, ce qui faisait de lui, aux yeux de la noblesse, un patriote.

- Vous savez pourtant bien que cette cargaison est d'intérêt national !
- Cesse de plaidoyer, esclave. Je n'ai pas été averti de son arrivée, aussi rien ne m'oblige à ouvrir les portes. répliqua Mytonnes, Commandant du Guet de Carthage. Pourquoi devrais-je accéder à ta demande ?
Lucius réfléchit. Rien n'obligeait Mytonnes à détaxer le convoi, à cause de cette bourde administrative. Le jeune et arrogant milicien avait la réputation d'être très corruptible... Philosir n'avait pas assez d'influence pour le faire remplacer, et il n'appréciera pas l'échec de son esclave. Il se décida.
- Rien ne vous oblige à laisser passer cette caravane, mais au bout du compte, nous obtiendrons un laisser-passer, et ce fâcheux contretemps ne serait dans les intérêts de personne. Nous sommes seuls, alors, négocions d'homme à homme. Lucius sourit tout en versant une pièce d'or dans la main libre de Mytonnes. C'était le dixième de ce que le Suffète Bisaltès réclamait comme taxe à tout convoi non-officiel. Dire que ce crétin de guetteur recevait de l'or d'un esclave, quel comble ! Cette pièce d'or représentait un mois d'économie pour l'esclave sicilien... Mais revenir les mains vides lui aurait coûté plus cher auprès de son maître, qui n'hésitait pas à priver ses esclaves de salaire en cas d'échec.
- Marché conclu ! Je savais que les esclaves les plus idiots savaient se montrer raisonnable... lança la sentinelle en chef d'un ton méprisant.

Traversant le marché à la hâte, Lucius se rendit à la demeure de son maître. La cargaison de fer était escorté de dix hommes du guet, et progressait tant bien que mal à travers les ruelles. il lui faudrait encore une bonne heure pour atteindre sa destination. D'ici-là, il devait voir Philosir.
Il était dans ses pensées lorsqu'un caillou passa juste devant son visage, de droite à gauche.
"Bouge-toi, esclave !"
Des gamins et gamines, progénitures des marchands du coin, se faisaient une bataille de cailloux. Lucius s'éloigna pour reprendre sa route.

Une dizaine de minutes plus tard...
-Maître, la cargaison est bien arrivée.
-J'ai cru comprendre qu'il y a eu un accrochage aux remparts. Que s'est-il passé ?
-Et bien... Mytonnes, vous voyez ? Le nouveau commandant de la garnison. Un gamin arrogant et corrompu jusqu'à la moelle. L'annonce de la cargaison n'est pas arrivée à ses oreilles, ou du moins il les a bouchées à ce moment-là. J'ai du le payer pour qu'il accepte de détaxer le convoi.
-Tu as bien fait. Crois-moi, peut-être bien que les jours à ce poste de cet homme son comptés. Sur ce, il tendit une coupe de vin à son esclave. Goûte ce vin. Il vient d'Hyppo Regius, et j'ai obtenu du Suffète Bisaltès que mes convois soient détaxés. Un grand homme, ce Bisaltès. Aujourd'hui, il m'a envoyé une lettre. Ecoute-moi ça.
Il lut toute la lettre, guettant la réaction de Lucius.
- Le titre... de sénateur, Maître ? Pour vous ?
- Oui. Peut-être bien que Mytonnes n'en a plus pour longtemps, tu vois ?
Ils sourirent, ensemble.

"-Alors, Abascantus, que dites-vous de mon offre ?
Le vieux grip-sou réfléchit. La vente de ses possessions profiterait à tout le monde, et son interlocuteur le savait. Le fougueux marchand, récemment promu sénateur, s'enrichirait fortement avec cette acquisition, et ce, au profit de la République. Enthousiaste, il avait déjà équipé ses propres mines des équipements les plus modernes qui soient, et chaque jour on découvrait un nouveau filon.
-Et bien, cher Philosir, comprenez que votre offre est plus qu'alléchante. Je suis fatigué d'administrer cette mine, et vous en tirerez probablement plus que moi. Toutefois... Philosir prit une mine compatissante, afin d'encourager le vieillard à continuer 5000 sesterces me semblent suffisants, mais... - goûtez de ce vin, il vient de mes vignes d'Hyppo Regius - 6000 sesterces, afin de... disons, de... m'assurer une pension confortable. Je connais - hé hé - de nombreuses femmes qui seraient enchantées de vous voir accepter ce petit... accès de bonté de votre part. Il rit de sa blague, tandis qu'imperturbable, Philosir concédait un franc sourire tout en restant sérieux.
-J'aurais scrupule à appauvrir les maisons closes du coin en vous refusant ce supplément, mais daignez comprendre que je ne peux me permettre de vous céder une telle somme pour votre plaisir - et, bien sûr, l'économie locale - aussi, je vous propose la somme de 5500 sesterces.
-Ah, vous êtes un vrai renard, vous irez loin ! Ca marche !
Ainsi, Philosir venait d'acquérir le monopole des mines de fer des environs de Carthage. Un bon investissement, en ces temps troublés, que le fer ! De plus, savoir que toutes les mines de fer appartenaient au sénateur Philosir empêcherait les crétins - tel ce Mytonnes, relevé de ses fonctions pour "entrave à la sécurité nationale" - de prétexter une erreur administrative pour taxer le fer.
Philosir ordonna à son palefrenier de préparer son cheval, puis se leva. Il complimenta le vieux Abascantus sur ses sculptures d'ivoires, ses amulettes numides et autres fiertés. Une fois les formalités accomplies, il prit congé et franchit les murs de Carthage.

Quelle ne fut sa surprise, en rentrant chez lui, d'apprendre que le Suffète Bisaltès en personne désirait lui parler. Il avait exigé de Lucius qu'il le laisse entrer et prévienne son maître dès qu'il arriverait.
"-Très belles tapisseries... d'où viennent-elles ?
-Des Baléares, mon seigneur.
-Intéressant... Mais je ne suis pas venu pour parler de cela, vous vous en doutez. Demain, je ferai voter au Sénat une baisse des taxes sur le fer. Nous avons besoins d'argent...Les yeux de Philosir pétillèrent à l'idée du bénéfice qu'il ferait en vendant du fer en Europe, chez les Romains ou les Gaulois. Les Romains vont peut-être s'entre-déchirer. Qu'ils paient chacun leur équipement avec notre fer, et nous serons riches !
-Et... Si ils n'ont pas assez d'or ?
-Dans ce cas, le fer non-forgé obtiendra peut-être ce que nos pères n'ont su obtenir de l'acier des épées... Qu'ils paient avec ce qui nous appartient de droit : Syracuse, la Sardaigne... Ou bien qu'ils nous cèdent des ports en Gaule... Sinon, ils mourront des mains du frère qu'ils n'auront pu tuer.